Intérieur de fumerie (Chine, fin 19ème)
Extrait de PÉKIN ET LE NORD DE LA CHINE (1873)
par T. CHOUTZÉ (surnom honorifique de Gabriel DEVÉRIA, 1844-1899)
Revue Le Tour du Monde, tomes XXXI et XXXII (1876). 128 pages+100 illustrations de MM. Bassot, Bonnafoux, Catenacci, Clerget, Deroy, Kauffmann, Marie, Moynet, Ronjat, Sorrieu, Taylor et Weber.
Puisque l’occasion m’est offerte de parler de l’opium, je vais, tout en continuant ma route, discourir un moment sur ce sujet de controverse qu’on aborde toujours dès que le mot Chine est prononcé. Un médecin militaire attaché à l’expédition de Chine, le docteur Libermann, a traité complètement la question ; il a rapproché ingénieusement l’abus de l’opium de l’abus de l’alcool ; toutefois ses observations n’ont peut-être pas été suffisantes, et nous estimons que le docteur Morache est plus près de la vérité.
Le fâcheux usage de fumer l’opium n’est pas ancien : il ne date pas de beaucoup plus d’un siècle. C’est, dit-on, un vice-président des Indes, nommé Whaler, qu’on doit charger de la responsabilité d’avoir importé chez les Chinois ce goût dès longtemps répandu parmi les Persans et les Indiens.
- Sur ceci, à propos de quoi l’auteur n’est pas au courant (ou fait semblant de ne pas l’être) , consultez cet autre article….
D’après les relevés statistiques des douanes impériales chinoises pour l’année 1863, il a été importé en opium, de Malwa, de Patna, de Benarès, de Turquie et de Perse, 50.087 piculs (poids chinois de 60, 478 kg), soit 3.029 tonnes ; en 1864, 52.083 piculs, soit 3.151 tonnes ; en 1865, 56.133 piculs, soit 3.336 tonnes, et enfin, en 1866, 64.516 piculs, soit 3.903 tonnes, et en 1874, 67.468 piculs représentant une valeur de 242.135.000 francs.
En comparant les chiffres de 1867 à ceux de l’année 1798, par exemple, on trouve que la consommation de l’opium en Chine s’est élevée de 333 tonnes à 3903 ; en d’autres termes, qu’elle a plus que décuplé. Le mal s’accroît d’année en année. Il est plus grand encore qu’on ne le suppose, car on ne tient pas compte dans ces calculs de ce que le sol de la Chine produit lui-même aujourd’hui d’opium et aussi de la culture du pavot dont font usage les pauvres gens, parce qu’il est d’un prix bien moins élevé.
A Pékin, on fume l’opium presque à tous les âges, et cependant on a encore, en général, le sentiment que c’est un abus et presque un vice. On va fumer surtout dans des tabagies qui ont pour enseigne des feuilles de papier brunies de fumée d’opium collées sur le mur ou sur la porte ; on fume chez les comédiens ou chez soi. Il y aura toujours, du reste, un empêchement à ce que cette jouissance étrange devienne au moins en apparence aussi commune que celle du tabac en Europe : c’est que l’opium ne peut pas se fumer debout ; on ne le fume que couché : j’en suis fâché pour qui a dit dernièrement qu’on voyait des soldats chinois fumer l’opium en marche.
Pour se livrer à ce prétendu délice, il faut se munir de différentes choses : d’abord d’une petite lampe, sorte de veilleuse à l’huile, d’une épingle de douze à quatorze centimètres de long, d’une pipe dont le tuyau, qui a trois centimètres de diamètre sur trente à trente-cinq centimètres de long, est surmonté à son extrémité d’une boule de porcelaine percée d’une cheminée assez large pour l’introduction d’une épingle à cheveux, et enfin d’opium à l’état aqueux, contenu la plupart du temps dans une coquille. On en prend une goutte à l’aide de l’épingle, on la chauffe légèrement à la flamme de la lampe, et lorsque cette goutte se boursoufle et va se dessécher, on la pique sur le trou du fourneau de porcelaine ; on s’allonge alors, la tête appuyée sur un coussin, et de la main gauche on approche la pipe de la lampe, tandis que, de la main droite p.324 tenant l’aiguille, on ramène sur le trou l’opium embrasé dont on aspire d’un unique et long trait la fumée.
Il serait impossible de faire une statistique des fumeurs d’opium : on croit être arrivé à estimer qu’en moyenne, à Pékin, un Chinois doit consommer environ d’un à soixante grammes ; c’est une évaluation qui n’a pas grande signification ; il est certain que c’est un excès assez peu commun que de fumer six à sept grammes d’opium en un jour.
Fumeurs d’opium.
Dessin de Kauffmann, d’après des photographies de M. J. Thomson.
Trois grammes et demi d’opium brut coûtent environ trente centimes. La même quantité d’extrait d’opium, bien supérieur, vaut quarante-cinq centimes. Les pauvres gens se font un mélange de rebuts et de cendres qui ne leur coûte dans la même proportion que quinze centimes.
Si l’on veut se rendre compte des funestes effets de l’opium, il ne faut pas les comparer à ceux du tabac, qui sont relativement inoffensifs : on doit plutôt songer aux abus, non pas du vin, mais de l’alcool qui agit si fatalement sur la santé, sur l’intelligence et sur le caractère.
Les hommes spéciaux dont on peut invoquer avec probité le témoignage, et en particulier le docteur Morache, n’admettent pas toutefois que l’opium soit un poison tel qu’il y ait beaucoup de danger à en user modérément. De même que chez nous on peut, sans inconvénient sensible, prendre quelque peu de rhum ou de fine Champagne après le dîner, de même les personnages de la classe supérieure à Pékin peuvent consommer presque quotidiennement quelques grammes d’opium sans que leurs idées en soient troublées et leurs forces physiques affaiblies. Il y a une exagération extrême dans les récits des voyageurs, qui tendent à faire croire qu’avec la progression incessante de la consommation de l’opium, la Chine est en danger de périr. C’est une assertion aussi contraire à la vérité que si l’on prétendait que l’alcoolisme et le tabac sont en voie de miner et de détruire certains peuples européens ou les habitants de l’Amérique du Nord. Si l’on considère l’ensemble de ces populations, on est frappé de la persistance, si ce n’est du redoublement de leur énergie et de leur activité. Des individus succombent à ces vices, et en trop grand nombre sans doute ; mais les nations poursuivent le cours de leur destinée et passent par-dessus ces victimes volontaires de l’intempérance.
Il est peut-être permis d’ajouter que, chez les Asiatiques, le système nerveux a besoin de quelque excitation. Un voyageur français éminent, M. le docteur Armand, a communiqué à l’Académie de médecine des observations qui tendent à faire considérer la fumée de l’opium comme pouvant être d’une application efficace dans certaines affections des voies respiratoires. Il n’y aurait là rien d’étonnant. En Chine on s’en sert pour calmer les rhumatismes et interrompre la périodicité des fièvres. La plupart des poisons ne sont-ils pas maintenant utilisés dans la thérapeutique européenne ?
Mais l’opium est-il même vraiment un poison, et, d’autre part, est-il une source de jouissances extraordinaires, de sensations délicieuses ? Je puis répondre personnellement à ces questions avec quelque autorité, en ayant goûté une demi-douzaine de fois. Que mes amis se rassurent, car ce n’est pas une fois par an, tant s’en faut.
Group of opium smokers, Chaozhou
Comment en douter?
Où êtes-vous, rêves évoqués à la Porte-Saint-Martin dans la Prise de Pékin ? Rêves qu’on ne fait qu’aux théâtres de Paris et qui ont toujours trahi les espérances du fumeur d’opium !… A respirer, la fumée de l’opium est très désagréable et ne donne en rien l’avant-goût de son inhalation. Comme effet, j’ai ressenti une surexcitation nerveuse dans le genre de celle que produit le café pris en trop forte dose. Je me sentais d’une lucidité d’esprit toute particulière, et, n’ayant pu dormir, je n’ai pu rêver. En résumé, je n’ai jamais trouvé la chose aussi agréable qu’on se plaît à le croire.
Des fumeurs émérites m’ont assuré que la surexcitation que j’avais éprouvée était l’effet que produisait l’opium, pendant trois ans, à qui le fume tous les jours ; mais ils m’ont dit aussi que le temps de la surexcitation va diminuant de jour en jour, en sorte que l’opium qu’on fume au début pour veiller, devient au bout de cinq ans indispensable au fumeur pour dormir, car, il faut le dire, à la surexcitation succède une réaction durant laquelle le système nerveux se repose. On tombe alors dans un état d’énervement qui fatalement doit mener à un abrutissement complet.
En 1862, je trouvai un homme étendu le long du mur de ma maison. Était-il ivre ? non, car son pouls n’avait plus de pulsation. Était-il mort ? c’est ce qu’il fallait savoir au plus tôt, car la loi chinoise allait me rendre responsable. Le parti le plus prudent à prendre était de prévenir le ti-pao préposé à la police de mon quartier. Je le fis donc venir et je le laissai procéder à sa manière : il mit le feu à la plante des pieds du cadavre, qui, j’en étais désolé, resta cadavre. J’avais entendu la chair grésiller.
Mais, ô surprise ! trois jours après, l’individu était debout et venait, accompagné de son père et du ti-pao, me remercier de l’avoir fait ramasser. Fumeur d’opium passionné, il était devenu dyspeptique au point de ne pouvoir plus digérer que l’opium. C’était pour en avoir trop mangé qu’il était tombé dans cet état de léthargie.
Au surplus, pour ne point douter du mal que fait l’opium pris avec excès, il suffit d’entendre les Chinois le juger eux-mêmes, par exemple dans un chant populaire très fidèlement traduit par M. Jules Arène et dont voici quelques fragments :
Jolies mandchoues fumant l’opium
LES CINQ VEILLES DE L’OPIUM (IA-PI-IEN-OU TCHING)
- À la première veille, la lune éclaire le devant du lit. Pourquoi, hélas ! les hommes fument-ils l’opium ? Malheur indicible !… Parents et amis viennent me supplier de ne plus fumer l’opium…
- À la deuxième veille, la lune éclaire le côté est de la maison. Les effets de ce poison, l’opium, sont terribles !… Messieurs, n’en usez pas ! on dépense son argent, on devient laid. Si vous contractez cette habitude, vous n’aurez plus un seul jour de tranquillité : votre vigueur s’en ira, et votre vie sera en danger.
- À la troisième veille, la lune éclaire l’espace. Le poison de l’opium est terrible. On prie un ami de vous apporter la lampe à opium sur la table, on tient la pipe à la main, on enduit d’opium le bout de l’épingle, on le fait griller, puis on aspire bouffée par bouffée. Ivre comme si on était dans les nuages ! Mon ciel Ya ! ma vie n’est bonne à rien ; je ne suis bon à rien.
- À la quatrième veille, la lune est tombée à l’ouest. Les fumeurs d’opium sont bien à plaindre ! Tes deux yeux sont enfoncés dans leur orbite, tes quatre membres n’ont plus de force, ton échine est courbée, tu ne saurais faire un pas ; un flot de larmes coule sans interruption de tes yeux.
- À la cinquième veille, les coqs font leur vacarme. Plus de ressources dans l’avenir pour les fumeurs d’opium : l’argent de la famille est passé en fumée ; sur la tête ils portent un vieux chapeau, leur veste est rapiécée en mille endroits ; leurs souliers autrefois brodés d’un papillon, aujourd’hui percés au bout et éculés, quittent leurs pieds à chaque pas : c’est triste à voir.
Messieurs, ne fumez pas l’opium. L’étudiant se fatigue à lire, le paysan à cultiver les champs, les femmes ne quittent jamais l’aiguille, les cent mandarins civils et militaires ont tous à remplir les devoirs de leur charge. Je vous conseille de ne pas fumer même l’opium qui vous est offert et que vous n’auriez point à payer.

